La bouteille est dans la cave, bien fermée. Je sais qu’un jour je descendrai la chercher, je la sortirai de son sac plastique et je l’ouvrirai, laissant l’odeur de la substance qu’elle contient me frapper au visage. J’attends cette claque tout autant que je l’appréhende. Cette odeur est implacable. Lourde, chaude, elle est d’une intensité à couper au couteau, comme celle du pétrole brut. Elle n’offre aucune échappatoire, ne propose aucun cheminement, aucune interprétation. C’est un mur contre lequel on se cogne. C’est une odeur difficile à supporter, qui emprisonne et qui vous poursuit longtemps. Pendant plusieurs mois, elle s’est immiscée dans la racine de mes cheveux, dans les pores de ma peau, dans les fibres de mes vêtements. Aucun savonnage ne pouvait en venir à bout. J’ai dû jeter mes vêtements. Cette odeur est un mirage, un fantôme, une prison, une folie. Cette odeur, c’est celle de la mélasse de canne à sucre qui continue à flotter sur les usines désaffectées de l’arrière-pays cubain.

« Aujourd’hui, l’implacable déesse a abandonné
les azucareros, les ouvriers du sucre. »

En 2016, j’ai été le premier Occidental autorisé à me rendre dans les villages des centrales sucrières cubaines depuis 1960, et certainement le dernier depuis. Après de longs mois de négociations, j’ai obtenu le sésame du Ministère de la culture cubain, en sachant que j’étais dès lors surveillé 24h sur 24 par le régime, comme ma femme Olivia et nos deux enfants qui étaient alors à la crèche à La Havane. Alors que les touristes et les visiteurs officiels ne voient de Cuba que la version autorisée et instagrammable, j’ai pu pénétrer dans les zones de production de cannes à sucre qui ont fait la fierté du peuple cubain depuis le XVIe siècle. Il y a soixante ans, le dernier occidental à être venu ici n’était autre que Jean-Paul Sartre. Avec Simone de Beauvoir, ils avaient visité l’île dans la voiture de Fidel Castro, qui tenait à leur montrer la puissance sucrière du pays. Dans une série d’articles publiée dans France Soir, intitulée Ouragan sur le sucre, l’écrivain décrivit « l’implacable déesse canne » qui régnait sur le pays, une industrie oppressante pour laquelle le peuple était prêt à tout sacrifier par conviction idéologique.

Aujourd’hui, l’implacable déesse a abandonné les azucareros, les ouvriers du sucre. Après la chute du mur de Berlin, l’URSS a entrainé Cuba dans sa chute, cessant à la fois l’aide financière et les commandes de sucre, qui représentaient presque la totalité de la production nationale. Au début des années 2000, le gouvernement a dû fermer les trois quarts des sucreries : sur 156 usines, il n’en reste plus que 42 en état de fonctionnement, qui semblent pour la plupart tourner au ralenti. Mais dans un total déni de réalité, le gouvernement continue à contraindre des milliers d’ouvriers à rester dans les usines vides, fidèles au poste quoi qu’il advienne. Ils savent que les usines ne repartiront plus, que les cannes chétives ne produiront plus de sucre, mais ils sont condamnés à errer dans les bateyes, ces villages d’une pauvreté extrême qui jouxtent les centrales. Sans avenir, ces millions de Cubains vivent comme ils peuvent dans des logements de fortune, ressassant inlassablement leur passé agricole et révolutionnaire, comme pour mieux oublier que le temps s’est arrêté.

« Ils savent que les usines ne repartiront plus, que les cannes chétives ne produiront plus de sucre,
mais ils sont condamnés à errer dans ces bateyes« 

En venant de La Havane, l’odeur des usines se fait palpable avant même que les fûts des cheminées n’apparaissent au bout de la piste. C’est l’odeur indescriptible de la mélasse de sucre, qui était chauffée dans les tuyaux pour produire le fameux sucre cubain. Je ne sais pas s’il reste des silos de mélasse stockée quelque part ou si des décennies de production sucrière ont imprégné l’air jusqu’à aujourd’hui, mais l’odeur des usines désaffectées a toujours un poids difficile à supporter. Il faut imaginer que des millions de Cubains vivent en permanence dans cette ambiance qui peut évoquer celle d’une raffinerie, mais dans laquelle on mettrait du sucre dans le pétrole. Cette odeur vient pourtant d’une autre époque, quand les usines tournaient à plein régime et que la mélasse brûlante devait embaumer toute l’île. Personne ne s’en plaint jamais, et on entend toujours la même rengaine : le sucre c’est la vie, la productivité, l’économie, l’histoire du peuple cubain, la force du pays…. Dans un paysage fantomatique, la déesse canne est devenue une odeur poisseuse et collante qui plane sur Cuba. Elle réconforte les âmes errantes et veille à les maintenir éternellement sous son joug.

De ce voyage est né un livre, Desmemoria, et une exposition de photographies, dont le vernissage a lieu ce soir. Ce travail anthropologique et artistique met en lumière la dissonance cognitive d’un pays dont l’idéologie s’effondre, et j’espère qu’il donnera à voir la réalité du peuple cubain au plus grand nombre. Mais pour faire ressentir pleinement aux visiteurs la réalité de ce pays figé à jamais dans une autre époque, j’espère qu’un jour je redescendrai à la cave et que j’emporterai la bouteille dans un lieu que je ne connais pas encore pour laisser l’implacable déesse sortir de sa bouteille…

Un récit de Pierre-Elie de Pibrac mis en mots par Sonia Buchard.

Copyright : Pierre-Elie de Pibrac / Agence Vu’

Pierre-Elie de Pibrac, photographe

Après de premiers reportages à Cuba et en Birmanie, Pierre-Elie de Pibrac remporte de nombreux prix et concours et assiste des photographes de renom avant de signer sa première série d’envergure en 2010 : American Showcase qui fait l’objet d’un livre publié par Archibooks. En 2012, il compose la série Real Life Super Heroes qui met en scène le célèbre phénomène américain des « super héros de la vraie vie ». Il expose en France et à l’étranger dans de nombreuses galeries, mais aussi au Grand Palais et dans de nombreuses foires internationales. En 2013-2014, Pierre-Elie suit les danseurs du Ballet de l’Opéra de Paris. De ce travail qui se décline trois séries, sont nés un livre publié aux éditions Clémentine de la Feronnière et une série d’expositions à Paris, Los Angeles, Miami et La Havane : In Situ – Dans les coulisses de l’Opéra de Paris.

D’octobre 2016 à juin 2017, Pierre-Elie de Pibrac a vécu 8 mois en famille à Cuba pour y réaliser le projet Desmemoria, un témoignage sur la vie des Azucareros, un peuple issu du sucre, vivant pour le sucre et révolutionnaire de la première heure. A travers ce témoignage, Pierre-Elie ouvre une réflexion sur l’identité des Cubains. Il a remporté le Prix Levallois avec ce projet.