Sur l’échelle de Richter de l’inacceptable au bureau, le collègue qui sent mauvais se situe tout proche du sommet, agrippé à l’avant-dernier barreau, pendant que ses compagnons d’infortune lui hurlent de ne surtout pas bouger pour éviter d’aggraver ses problèmes de sudation déjà océaniques. Semblant avoir été confinées dans le tergal en plein soleil pendant des heures, les aisselles moites de ce Robinson de l’hygiène font penser à des atolls douteux sur lesquels ne soufflerait jamais aucun alizé. Cette nuisance qui pourrait prêter à rire tant qu’on n’y a pas été directement confronté est loin d’être anecdotique. D’après une étude de l’Observatoire de la qualité de vie au bureau datant de 2015, 28 % des salariés éprouvent un sentiment de gêne récurrent au travail en raison des odeurs et 38 % d’entre eux estiment que l’entreprise n’accorde pas assez d’importance à la qualité de l’air ambiant.

Pour résumer la situation, on pourrait convoquer cette publicité des années 1970 pour un savon déodorant qui mettait en scène un homme face à une aisselle paradigmatique, moment d’intense solitude assorti du slogan : « À vue de nez, il est 17 heures. » Avec l’aseptisation liée à la tertiarisation, cette focalisation sur les odeurs est allée en s’accentuant tout au long de la seconde moitié du XXe siècle, jusqu’à devenir une véritable obsession.

Moment d’intense solitude assorti du slogan :
« À vue de nez, il est 17 heures. »

Aujourd’hui, l’époque se fantasme majoritairement sur le mode de la cérébralité hologrammique, balayant d’un revers de manche tout ce qui pourrait nous rattacher à une lointaine animalité jugée incontrôlable. Au Japon, le harcèlement olfactif a même rejoint la longue liste des agressions de bureau (avec le fait d’obliger ses collègues à boire ou à chanter au karaoké). Ces « délinquants » sont, pour certains d’entre eux, invités à suivre des formations afin de rentrer dans le rang.

Parfois, malheureusement, la situation atteint un point de rupture, comme dans le cas de Richard Clem, un Américain licencié car il ne cessait de péter au travail. À la suite d’une chirurgie gastrique, Richard avait totalement perdu le contrôle de son système digestif et émettait des vents nauséabonds, rendant l’atmosphère aussi irrespirable que Verdun sous le gaz moutarde. À part ça, il faisait paraît-il un super boulot.

Cette anecdote illustre bien toute la complexité d’une problématique qui pourrit parfois en profondeur le climat général. Car le collègue qui sent mauvais n’est pas un, mais multiple. Il peut avoir une haleine de chacal ou les dessous-de-bras de Shrek. Une hygiène douteuse ou des problèmes de santé. Il peut faire de son odeur un instrument de nuisance intentionnelle ou, au contraire, vivre dans l’ignorance du désagrément qu’il provoque. Il peut également, avec une sudation ponctuellement excessive, métaphoriser un climat professionnel irrespirable générateur de stress.

Chaque cas particulier nécessitera donc une réponse adaptée. Pour la stratégie ad hoc, on peut par exemple s’inspirer des recettes proposées par l’ouvrage d’Alexandre Dubarry, Comment dire à un collègue qu’il sent mauvais sous les bras1. Car, si ostraciser le salarié malodorant est une tentation à laquelle il faut impérativement résister, le non-dit reste sans doute la pire des options et vous reviendra immanquablement aux narines, comme un boomerang taillé dans le livarot.

1 – Alexandre Dubarry, Comment dire à un collègue qu’il sent mauvais sous les bras, Paris, Leduc.s, 2012.

Nicolas Santolaria

Extrait du livre Le Syndrome de la chouquette. Ou la tyrannie sucrée de la vie de bureau paru aux éditions Anamosa.

Nicolas Santolaria est journaliste nomade. Chez Anamosa, il est l’auteur de « Dis Siri ». Enquête sur le génie à l’intérieur du smartphone (2016) et de Le syndrome de la chouquette. Ou La tyrannie sucrée de la vie de bureau (2018) qui rassemble des textes issus de sa chronique « Bureau-tics » publiée chaque semaine dans Le Monde. Il est aussi l’auteur des Touriste, regarde où tu poses tes tongs 2015, et de Comment j’ai sous-traité ma vie (2017) chez Allary Editions.

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Cette histoire vous est offerte par les éditions Anamosa

Crédits photo : Eric Baudet & Publicités Dedoril, Dove et Rexona