Certaines odeurs sont tellement puissantes qu’elles ont le pouvoir d’influer sur nos destins. En entrant dans nos alvéoles pulmonaires, elles laissent leurs empreintes sur notre âme, comme des tatouages indélébiles. Pour moi, c’est l’odeur du blé qui a changé ma vie. Si je n’avais pas senti, enfant, ces épis jaunes et mûrs, je ne serais pas devenue qui je suis aujourd’hui. D’ailleurs, dans mon métier où tout n’est qu’olfaction,  il n’est pas une journée sans que les parfums de mon enfance  resurgissent comme par surprise et me renvoient à la ferme où je suis née, entres les champs de blé et de betteraves de Picardie.

Chaque année, le début des grandes vacances annonçait le temps des moissons. Les jours précédents, l’air chaud et sec se chargeait de poussières jusqu’à devenir suffocant, brûlant la gorge et les narines. Avant de monter sur sa moissonneuse-batteuse, mon père attendait patiemment que le taux d’hygrométrie soit au plus bas pour que les épis soient bien secs. Mais du haut de mes six ou sept ans, je guettais le ciel en implorant la pluie. Dès les premières gouttes, je me précipitais dans les champs pour assister au spectacle : en touchant la terre, la pluie d’été se gorgeait de parfums et de poussières, dans un nuage olfactif d’une puissance inouïe. Je me laissais envelopper avec délice par cette odeur chaude, sèche et humide à la fois. Ce rituel me mettait toujours dans un état de bonheur indescriptible. Après seulement, les grandes vacances pouvaient commencer.

« Je me laissais envelopper avec délice par cette odeur chaude, sèche et humide à la fois. Après seulement, les grandes vacances pouvaient commencer. »

Tout au long de l’été, la vie à la ferme réservait des plaisirs olfactifs que je recherchais avec une impatience fébrile. Plus encore que les œufs de Pâques ou les cadeaux de Noël, j’attendais l’odeur qui envahissait le corps de ferme lorsque la benne déversait ses grains sur la grille du silo, dans une explosion de poussières blanches. Sur le tracteur, je m’imprégnais de l’odeur de la paille, rêche et douce à la fois, qui assèche le nez comme le beurre d’iris que je ne connaissais pas encore. Devant le parterre de rosiers que mon père avait offert à ma mère un été, je jouais à reconnaître les parfums de chaque rose, tous différents. Et quand j’étais chargée de tondre la pelouse et de nettoyer l’hélice, je me shootais avidement à l’odeur de chlorophylle du jus de gazon… Lorsque venait l’automne, les odeurs changeaient aussi vite que le paysage. Mes souvenirs d’enfance sentent alors la terre mouillée et la pulpe de betteraves, l’humus qui colle aux bottes, la pierre à fusil, le gibier et les feux de cheminée. Puis l’hiver et le printemps apportaient tour à tour leurs lots d’émotions parfumées, qui toutes se sont logées au creux de ma mémoire, pour toujours.

A douze ans, l’âge où je pus enfin conduire seule le tracteur, j’eus une véritable révélation : je voulais travailler dans le parfum et continuer à traquer les émotions olfactives chaque jour de ma vie. Quelques années plus tard, mon BTS de biochimie en poche, je passais le concours d’entrée de l’Institut Supérieur International du Parfum (ISIPCA) à Versailles, où je fus malheureusement recalée. Mais c’était sans compter sur l’odeur du blé ! Lors du grand oral, j’avais eu l’occasion d’en parler à un membre du jury, Monique Schlienger. Cette femme extraordinaire, qui avait fondé l’agence Cinquième Sens huit ans plus tôt, avait aussi passé son enfance dans une ferme et nous avions partagé nos souvenirs de moisson, de bottes de paille, de chasse et de vêlage. A une époque où les réseaux sociaux n’existaient pas encore, elle se mis alors en tête de me retrouver et demanda à son mari chasseur de rechercher mon père. Heureusement ce réseau social là fonctionna vite, et Monique m’invita à la rejoindre dès le mois d’octobre chez Cinquième Sens, où elle me fit découvrir toutes les facettes de la création olfactive. Je devins son assistante technique, puis son associée, avant de reprendre le flambeau et de racheter l’entreprise en 2004…

« l’odeur de la paille, rêche et douce à la fois, qui assèche le nez comme le beurre d’iris que je ne connaissais pas encore »

Les odeurs de mon enfance, qui m’ont guidée jusqu’à la porte de la société que je dirige aujourd’hui, se manifestent depuis tous les jours, comme pour me rappeler sans cesse que c’est grâce à elles que je suis là, dans ce bureau au pied de la Tour Eiffel, alors que mon frère et ma sœur sont chacun dans une ferme de l’Aisne. Il y quelques années, « mon » odeur de blé a même resurgit de façon fulgurante alors que j’effectuais une analyse olfactive pour une grande marque de whiskies. Tapie derrière la macération d’orges, elle s’est imposée dans un nuage de poussières blanches, rêche, poudrée et précieuse comme celle qui marquait le début des vacances. Un peu plus tôt, je m’étais déjà sentie télé-transportée dans la cour de la ferme familiale en travaillant sur des grains de café torréfiés tout droit importés de Colombie et du Guatemala. En me concentrant pour traverser l’écran noir tendu par le feu de la torréfaction, je découvrais des notes blanches lumineuses, aveuglantes comme celles de début juillet dans les champs de blé. Une autre fois, c’est une huile essentielle de Vétiver qui m’a fait revivre le retour de mon frère du Canada avec une précision hallucinante. En une fraction de seconde, j’étais dans la cuisine, à le regarder sortir de sa valise un pot d’une mixture inconnue : du beurre de cacahuètes à l’odeur de paille et de noisette. A d’autres moments, ce sont des odeurs de talc, de bois de Oud ou de rhizome d’iris qui surgissent du passé avec leurs flots d’images et de souvenirs. J’ai toujours adoré ces voyages dans le temps, qui m’ont aidé tout au long de ma formation à mémoriser une infinité d’odeurs, comme ce galbanum qui projette à chaque fois sur mon écran intime ma mère écossant des petits pois frais. Souvent, je me dis que mon métier n’est qu’une continuité émotionnelle de mon enfance à la ferme. Sans cette richesse sensorielle inouïe et cette odeur de blé avant la moisson, ma vie aurait certainement pris une toute autre orientation…

 

Propos recueillis par Sonia Buchard

Isabelle Ferrand

A la tête de la société Cinquième Sens depuis 2004, Isabelle Ferrand en a fait une agence d’expertise professionnelle incontournable dans l’univers du parfum, tant dans les domaines de la création que de la formation et de l’animation. Après avoir rejoint la fondatrice Monique Schlienger en 1985, elle créé l’Olfactorium et développe le centre de formation olfactif pour les professionnels : marques, sociétés de matières premières, distributeurs et revendeurs… Elle développe ensuite des concepts d’animations olfactives pour le grand public dans des domaines d’application très diverses comme l’œnologie, les arômes du chocolat, les épices, ainsi que des animations spécifiques pour les marques. Aujourd’hui, elle lance Cinquième Sens Coworking, le premier espace de travail et de laboratoire partagés dédié au parfum et à sa création.

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aux professionnels de l’olfaction, au pied de la Tour Eiffel !

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