Après douze heures de vol dans un air saturé et climatisé, je survole le Golfe du Mexique en pensant à l’expérience sensorielle qui m’attend. Pour la troisième fois, je retourne en Amérique latine visiter une plantation de cacao. J’ai laissé derrière moi mes conférences, ma marque de chocolat et les fabuleuses dégustations avec mes amis chefs pâtissiers, pour m’immerger quatre jours au cœur des cacaoyers, là où naissent les premiers arômes chocolatés. À Comalcalco, dans la région du Tabasco, je sais que j’ai rendez-vous avec mes sensations olfactives.

Sur le tarmac de l’aéroport de Villahermosa, mes poumons sont saisis par une vague d’humidité et de chaleur. Sous les tropiques, cette première inspiration me fait toujours l’effet de redécouvrir ma respiration, comme si je devais ventiler en continu. En arrivant à l’Hacienda de la Luz, je dépose mon sac à dos dans ma chambre et pars rencontrer mes hôtes, impatiente d’aller découvrir les particularités de cette plantation de cacao.

Le lendemain, mon premier shoot de la journée est profondément relaxant et bienfaisant. À l’approche des pépinières, je me délecte de ces odeurs de terre, d’écorce et de sous-bois qui se mêlent de temps à autre aux notes sucrées des fruits tropicaux. Rythmé par les cris de singes, le concert des oiseaux est à peine interrompu par la voix rauque de mon guide qui m’invite à croquer dans une mangue juteuse, à caresser le tronc d’un bananier ou à sucer le mucilage acidulé qui entoure les fèves de cacao. À chaque pas, j’ai l’impression de me reconnecter à mes sensations. À chaque inspiration, je renoue avec mon odorat, qui semble soudainement décuplé par l’humidité de la forêt tropicale. Plus loin, un tas de cabosses de toutes les couleurs m’interpelle par son odeur extraordinairement verte. Le cacao est là, dans ces coquilles végétales d’une beauté à couper le souffle.

Croquer dans une mangue juteuse, caresser le tronc d’un bananier ou sucer le mucilage acidulé…

Mon deuxième shoot est corrosif. Il attaque les narines, et même à cinq mètres, je ne peux refreiner le geste de protéger mon nez de mon avant-bras, dévoré par les moustiques. Devant le bac de fermentation, l’odeur est presque insoutenable. Au secours ! Où est mon masque à oxygène ? Dans de grandes cuves en bois, les fèves entassées ont été recouvertes de feuilles de bananier pour bloquer leur processus de germination. En plongeant les doigts dans ce bain acétique aux effluves de médicaments et de produits chimiques, on sent le mucilage chaud et gluant qui colle à la peau. Terriblement agressive, cette puanteur toxique aux relents de cuir brûlant me fait l’effet d’un uppercut. Puis, lorsque mon nez s’habitue, il décèle l’astringence de la fève crue, cette odeur indescriptible qui se situe entre celle d’un végétal vivant et celle du cacao brut qui commence tout juste à dévoiler ses précurseurs d’arômes. Derrière cette odeur alcoolique qui me donne mal à la tête, une émotion surgit : la magie du cacao est en train d’opérer…

Mon troisième shoot est introspectif et instructif. À quelques mètres des étendues de fèves qui sèchent au soleil, je plonge mon visage dans d’épais sacs de jute, comme les experts en cacao qui viennent ici sélectionner leurs crus. Dans certains sacs, les fèves pourries sentent les champignons et l’humidité rance, tandis que dans d’autres, un délicieux parfum cacaoté explose dans un tourbillon de notes à fois chaudes et vertes. De sac en sac, je poursuis mon apprentissage pour parvenir à identifier les spécificités de chaque récolte en analysant l’odeur des fèves séchées. Un long travail de mémorisation et de visualisation, qui me plonge dans un état de concentration et d’excitation extrême.

Mon quatrième shoot est hypnotisant. Dans le four à 120°C, les fèves se tortillent et leurs coques s’envolent. Si elle n’est ni agréable ni mélodieuse, j’adore cette odeur de pain grillé et de café torréfié, subtil mélange de végétal cru et de presque brulé. Comme à chaque fois, je reste le plus longtemps possible devant le four, à guetter les arômes de toast, de cacao sec, d’écorce calcinée, fascinée à l’idée que le cacao pourrait brûler. Car le risque est bien là, et les flammèches qui dansent dans le four semblent rappeler qu’à tout moment les fèves brunes peuvent noircir et trahir leurs magnifiques promesses gustatives. Alors je guette des heures durant, et je m’enivre de l’odeur du feu qui laisse surgir les prémices de notes gourmandes et cacaotées….

Un délicieux parfum cacaoté explose dans un tourbillon de notes à fois chaudes et vertes

Mon dernier shoot est jouissif. Dans l’atelier de Vincente, la magie du chocolat atteint son paroxysme. Les fèves torréfiées et concassées ont été transformées en « grué », puis chauffées pour donner la fameuse « masse cacao ». Dans une grande cuve, cette pâte brune est enfin mélangée à un sucre de canne aux subtils arômes de caramel pour créer un chocolat d’une gourmandise absolue. En entrant dans le laboratoire, mes poumons s’emplissent d’un puissant parfum de chocolat chaud, qui semble pénétrer dans chacune de mes cellules. Vite, une louche ! Retenez-moi, je vais me jeter dans la cuve ! Avant même d’avoir goûté ce chocolat exceptionnel, mon odorat envoie à tout mon corps de puissants signaux de bien-être, de sécurité et de sérénité. L’odeur de chocolat qui est au centre de ma vie depuis l’enfance, prend ici toute sa dimension et sa force. Dans ma tête, les images se bousculent, du chocolat chaud de ma grand-mère à celui des churros encore tièdes plongés dans le liquide épais lors de mes virées nocturnes à Madrid. Au fond de moi, je ressens une profonde plénitude et un sentiment d’émerveillement intense devant le petit miracle qui vient d’avoir lieu sous mes yeux : un végétal qui pousse dans une jungle sauvage s’est transformé en élixir au goût de Paradis. Je porte enfin à mes lèvres cette irrésistible mixture, la laissant napper mon palais et libérer en bouche sa mélodie aromatique. Je plane.

Dans l’avion du retour, je me fais l’impression d’être une droguée du chocolat partie sniffer du cacao au Mexique. Je repense à mes shoots olfactifs pour essayer de les mémoriser sous toutes les facettes. L’odeur de bois mouillé et des feuilles mortes crissant sous mes pieds. Les notes de groseilles du mucilage frais. Les émanations chimiques du bac de fermentation. Le goût de la fève crue. Les arômes addictifs de la torréfaction. Et ce parfum envoûtant de chocolat qui me rend dingue ! Dès la semaine prochaine, je partagerai toutes ces émotions au cours de mes ateliers de chocologie, dans ma boutique de la rue Faraday, au Musée du Chocolat ou ailleurs. En parlant de chocolat, j’essaierai d’aider mes interlocuteurs à se reconnecter à leurs sensations et à se concentrer sur leurs émotions. Parce que j’en suis plus que jamais convaincue, c’est en écoutant ses cinq sens que l’on apprend à vivre en harmonie avec le monde.

Victoire Finaz

Propos recueillis par Sonia Buchard

Psychologue de formation, Victoire Finaz écrit une thèse sur la dégustation et l’évaluation sensorielle puis décroche un mastère spécialisé en marketing à HEC avant de décider de créer sa propre profession : chocologue ! Depuis 2006, elle développe des formations et ateliers de Chocologie, initiations à l’analyse sensorielle et gustative. Elle développe ensuite ses propres recettes et crée sa marque de chocolats fins, les Carrés Victoire, présentés dans des coffrets de nuanciers qui se déploient comme un éventail. Le succès est immédiat ! Depuis, Victoire Finaz s’est spécialisée dans la création de chocolats et de coffrets personnalisés pour les entreprises. Elle accompagne également les marques dans leur réflexion stratégique, pour les aider à se développer et à innover en phase avec les tendances du marché. Critique de chocolat reconnue, elle partage ses découvertes sur sa page Facebook et son compte Instagram et participe régulièrement à des jurys de dégustations.

www.victoirefinaz.com

La plantation de cacao de l’Hacienda de la Luz à Comalcalco

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Crédits photos : Victoire Finaz