Je me souviens d’un blanc immaculé, d’un blanc si pur qu’il faisait naître des monts enneigés, jusque sur une table d’écolier. Il se blottissait dans la main — la neige n’y fondait pas, elle s’y sentait bien. Car elle était cachée, nichée, tapie au fond d’un pot comme un secret : celui de la colle Cléopâtre, la seule, la vraie.

Ce blanc chassait le bavardage du monde. Il lissait le roulement des mots — il suffisait d’ouvrir le petit pot. Alors s’échappait la plus belle des odeurs amandées. Comme elle dialoguait avec le nez ! Les deux, on ne pouvait plus les séparer. Lentement, je respirais… Encore et encore. Toujours et à jamais. C’était s’imprégner d’une alchimie silencieuse, d’un parfum-amant. Les notes, à la douceur vénéneuse, se fondaient avec le blanc. Elles l’incarnaient tout entier.

Le pot avait la forme d’un moule à savarin qui aurait poussé, comme si le nez de Pinocchio avait connu un destin pâtissier (Philémon et Baucis s’étaient bien mués en arbres). À l’origine, n’était-il pas en aluminium ? J’aimais ce puits étroit où se glissait la langue orangée du couvercle venue lécher l’anneau de colle parfait où j’imaginais d’invisibles patineurs qui glissaient. L’odeur m’enivrait. Ce pot était une boîte de Pandore, impossible d’y résister. L’ouvrir tenait de la manie impérieuse, comme l’on convoque le sillage d’une mère absente en tournant le bouchon qui fait d’un parfum, une apparition.

Encore aujourd’hui, je m’étonne de ce blanc si éloquent. Tous les blancs ne draguent pas les narines ! Il y a des blancs muets (la neige), des blancs qu’on rêverait de faire parler (la porcelaine), des blancs discrets (l’écume de l’océan, le sucre glace, la farine), des blancs nacrés, élégants (le magnolia), des blancs citronnés ou musqués (les roses anciennes), des blancs qui embrasent la nuit (le jasmin), des blancs solaires (la fleur de tiaré), des blancs conquérants (la peinture), des blancs insolents (l’ail), des blancs érotiques (un drap de lin qui porte l’empreinte de l’aimé), mais rien qui n’égale la puissance évocatrice de la colle Cléopâtre.

D’où vient ce charme puissant, ensorcelant ? Du seul nom : Cléopâtre ? Un nom-talisman… puisque les lettres C, O, L, E annoncent la couleur (elle me colle à la peau, dit-on, et il faudrait se méfier). Est-ce plutôt la beauté de l’accent circonflexe qui mime le sourcil espiègle de la reine des séductrices, immortalisée par Liz Taylor ? D’elle(s), le pouce caressait le profil parfait sur le couvercle orange, rainuré. Il parcourait ces traits en relief comme les hiéroglyphes d’un mystère. Ce parfum d’amande, né du blanc lactescent, pourquoi était-il aussi troublant ?

Ce parfum d’amande, né du blanc lactescent,
pourquoi était-il aussi troublant ?

Et voilà que, loin de la candeur de l’enfance, j’entrevois : le panier de figues de Cléopâtre, les deux cobras lovés et le venin qui, bientôt, viendra troubler la blancheur lactée. Iras et Charmion, les servantes fidèles de la reine, tendent en tremblant le panier qui lie la morbidité à la suavité. L’ultime échappée, la fatale liberté… Les doigts d’Iras — ou de Charmion ? — hésitent et se crispent sur les feuilles de palmier tressées. Les reines meurent-elles vraiment ? Alors, pourquoi pleurer l’immortalité ?

L’incroyable est là : deux cobras, en posture de combat, qui étendent leur coiffe, pareille à un somptueux némès. Un souffle, puis leurs crochets cannelés, prêts à frapper la chair dénudée. Cléopâtre qui, après les lèvres des hommes les plus intrépides, embrasse cette fois l’éternité. Et le sang, quelques perles sur la peau, un dernier collier, qui se met à couler. Dans le panier, la sève des figues aussi a suinté, à l’endroit même où elles gardent la cicatrice d’avoir été cueillies — arrachées à la branche qui les portait comme des trophées.

Iras se cache les yeux pour ne pas voir le rouge gagner. Chez Cléopâtre, la blancheur a toujours irradié ! N’importe quel homme, elle l’aurait fait plier. Plus sûrement que le fer, plus sûrement que l’épée. Quoi de plus puissant que la beauté ? Pourtant, les mains d’Iras n’arrivent pas à gommer la réalité : Cléopâtre se meurt. Sur son visage, les doigts d’Iras collent, comme chaque image à sa rétine, qui restera gravée. C’est la mort qui vient, c’est la liberté. Le latex des figues, à la blancheur de lait, sent l’amande amère, le foin coupé. Il sent la coumarine — un mot qui ferait rêver. Mais Cléopâtre emporte le rêve, et mille secrets. L’amour n’aura cessé d’en semer, tel un arbre qui n’en finit pas de ramifier.

Je referme le couvercle orangé.

Dites-moi, parfums, de combien de mondes gardez-vous la clef ?

Ballynakill, 1er janvier 2018
INGRID ASTIER

L’auteur : Ingrid Astier

Écrivain au tempérament insulaire (Yeu, Irlande, Polynésie), Ingrid Astier est aussi marraine de la Brigade fluviale. Après des ouvrages dédiés à l’hédonisme, elle publie en 2009 Le Goût des parfums (Mercure de France). Son premier roman, Quai des enfers (Gallimard, Série Noire, 2010), reçoit le Grand prix Paul Féval de la Société des gens de lettres et trame une intrigue entre art et parfums. Suit Angle mort (Prix Calibre 47), un roman noir romantique, fiévreux et épique, salué comme la relève du polar français et Haute Voltige (2017), un roman entre ciel et terre qui renoue avec la veine du roman d’aventures. Le Petit éloge de la nuit (Gallimard, Folio, 2014) est en tournée au théâtre avec Pierre Richard.

www.ingridastier.com

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La colle Cléopâtre

Les adresses parfumées de l’auteur, Ingrid Astier

Parfums de bouche
TABLE de Bruno Verjus
3 rue de Prague, 75012 Paris
Tél. : 01 43 43 12 26.

Car manger, c’est d’abord humer ! À respirer absolument : l’odeur délicieusement caramélisée de ses rares ormeaux au beurre noisette.

Parfums sur tiges :
ODORANTES
9 rue Madame, 75006 Paris
Tél.: 01 42 84 03 00.

Des roses moussues qui sentent la résine, des pois de senteur enivreurs… Si vous voulez respirer une cuisse de nymphe émue, c’est là !

Parfums hauts en couleurs :
SENNELIER
3 quai Voltaire, 75007 Paris
Tél.: 01 42 60 72 15.

Ah ! le parfum de la térébenthine… Ou celui des mines de crayons… Mais encore celui de la boutique, aux vitrines boisées, qui retient l’imaginaire prêt à s’échapper.

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Crédits photos :  La Parenthèse Inspirée, portrait de Francesca Mantovani pour Gallimard